Lundi 27 mai 2013
Il fait beau (pour une fois, en ce printemps pourri) lorsque j'arrive aux "Laboratoires d'Aubervilliers", lieu de répétition du Théâtre de la Commune, où m'attend Laurent Contamin. Je le surprends en pleine lecture, assis au soleil. Il se lève, m'accueille. Veste beige et besace orange et noire. L'élégance est décontractée.
Nous
avons rendez-vous avec Sylvie Debrun, professeure au Conservatoire à Rayonnement Régional d'Aubervilliers-La Courneuve (CRR93) et
avec ses élèves de troisième cycle théâtral. Mis en place en
partenariat avec le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, ce
cursus existe depuis trois ans et prépare au certificat d’études
théâtrales et/ou au diplôme d’études théâtrales (DET). Outre
des cours de théâtre, les élèves se voient proposer des cours de
danse, de musique, d’improvisation musicale etc.
La
classe de Sylvie Debrun a participé à un projet de découverte de
textes contemporains, initié par l’association Postures (direction artistique, Pascale
Grillandini) Les élèves ont lu trois manuscrits
contemporains, en ont discuté en comité de lecture, puis ont
sélectionné Devenir
le ciel,
de Laurent Contamin. La rencontre d’aujourd’hui va leur permettre
de faire connaissance avec l’auteur, de lui poser des questions, en
vue d’une prochaine lecture publique.
La
rencontre a lieu dans le vaste hall d’entrée de cet espace de
répétition, autour d’une longue table installée sous la
verrière. L’architecture est intéressante et les rayons de soleil
jouent avec les murs. « Attention, cette chaise n’est pas
très solide », dit-on à Laurent, qui vient de s’installer.
« Ça
tombe bien, répond-il, c’est un texte sur la chute. »
L'une
des élèves introduit le débat : « On a beaucoup discuté
de votre pièce lors d'un week-end consacré à la découverte de ces
trois pièces d'auteurs contemporains. On l’a choisie parce qu’elle
nous a fait débattre. » Un autre enchaîne : « Il y
avait au sein du texte des tas de références qu’on ne connaissait
pas, notamment les références bibliques, on s’est dit, là, il y
a quelque chose… » Et pour briser définitivement la glace et
instaurer le dialogue, Laurent insiste : « Allez-y franco,
je ne suis pas fragile. »
Banco !
« Pourquoi Mike Brant ? »
Laurent
évoque alors brièvement la vie – et la mort – de Mike Brant,
figure centrale de la pièce (même s'il n'est pas nommé) et la
raison pour laquelle il a fait de son suicide l'axe même de
l'écriture.
Extraits
d'un dialogue Auteur – Lecteurs, particulièrement roboratif et
vivifiant :
-
La vie de Mike Brant a été singulière. Ses parents se sont
rencontrés à la sortie d'un camp de concentration, il a été
autiste jusqu'à six ans, puis il est devenu chanteur et a connu un
formidable succès et tout cela s'est terminé par une
défenestration, à 28 ans, en pleine gloire. On se dit :
pourquoi ? Comment en est-il arrivé là, alors que tout lui
réussissait dans la vie ? Ça
donne au personnage une dimension tragique, en même temps que ça
crée un hiatus dans sa destinée entre le côté « héros
tragique » et le côté « chemise à jabot ». Il y
a là un paradoxe qui m'intéresse. Mais la pièce ne se résume pas
à Mike Brant. C'est une pièce qui pose la question d'un destin.
C'est l'épopée d'un héros, une chanson de geste.
-
Il y a une richesse dans votre pièce. Le lecteur est sans cesse
éveillé par des questionnements. C'est ça qui a fait pencher la
balance en faveur de Devenir
le ciel.
On s'est dit : ce truc est hyper riche !
-
Le début de l'écriture a été laborieux et puis je me suis dit :
Mike Brant, c'est toi, laisse surgir. Et c'est sorti comme un disque
dur qui se vide, dans le désordre. J'ai pris en compte le temps de
la chute, j'ai alterné les passages au je,
au
tu,
au
il,
la
difficulté a été de garder cette construction éclatée tout en
guidant un peu le lecteur-spectateur par des jalons biographiques. Ce
texte peut être joué en monologue ou en le partageant entre
plusieurs comédiens, c'est à chacun de faire son chemin. Moi, je
laisse tous les grumeaux.
-
Finalement votre écriture n'est pas figée. La mise en scène permet
de la faire évoluer ou est-ce que le texte est vraiment la
finalité ?
-
C'est les deux, à la fois un objet littéraire et un matériau de
jeu. J'y sème des petits cailloux. S'il y a trop de mystère, ça
devient hermétique. En même temps j'aime la polysémie.
-
Moi j'ai été gênée par tant de liberté d'interprétation. Je
l'ai ressenti comme quelque chose de pas abouti dans la pièce.
-
Claudel a écrit : « Il ne faut pas comprendre, il faut
perdre connaissance. » (Partage de Midi).
Il faut s'affranchir des clés, mettez-y vos propres résonances. Ce
qui m'a intéressé dans cette histoire c'est la relation entre
l'idole et le prophète. J'aime
la variété et en même temps je m'intéresse à l'histoire du
peuple juif. J'ai fait des études bibliques, je m'interroge sur les
raisons pour lesquelles les trois religions monothéistes, l'Islam,
le Judaïsme et le Christianisme ont des difficultés à s'entendre
alors qu'elles ont un père commun, Abraham. J'ai mélangé dans
ce texte les trois religions, j'y ai mis des petits jeux de piste, il
y a plusieurs lectures possibles.
- Moi
j'aime chercher la liberté dans la contrainte. Faire confiance au
texte, à l'auteur. Alors que si c'est trop ouvert... on peut se
dire...
-
Pour moi la liberté c'est ce qu'il y a de plus important. J'étais
programmé pour être ingénieur, j'ai pris le pari de la liberté,
devenir comédien, auteur. L'écriture de théâtre est une écriture
en palimpseste, en permanence. En même temps, Devenir
le ciel
est mon texte le plus audacieux. Sa forme particulière est liée à
la défenestration du héros : courir, prendre son élan,
sauter...
Et
l'échange continue, serré, autour du sens, de la forme, de la
dramaturgie du texte. Laurent indique qu'une pièce est une
invitation au voyage, que la parole théâtrale et littéraire est
faite pour dérouter. A contrario, Sylvie note que les téléfilms
d'aujourd'hui sont conçus de façon à ce que chacun comprenne tout
le temps. Oui mais : Est-ce qu'on a besoin d'être dérouté
pour être libre ? Insiste Laura. Est-ce qu'on ne peut pas
trouver sa liberté dans un texte qu'on comprend ? Et Laurent de
conclure : « Compréhension et déroute ne sont pas
antinomiques. Quand on a les deux, on se dilate le cerveau ! »
Ici
ma parenthèse, en forme de coming-out : Mike Brant, je l'aime !
C'est mon adolescence, mon Amérique à moi. Lorsque j'ai découvert
Devenir
le ciel, de
Laurent Contamin,
j'ai
été bouleversé, remué, dérangé, en pâmoison à la Claudel
(« Il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance »),
séduit par un texte puissant, dont je n'ai pas tout compris moi non
plus, mais qui m'a fait quelque chose, là, dans le ventre.
« Je
ne suis pas convaincu » entend-on parfois dans la bouche de tel ou
tel lecteur professionnel (éditeur, directeur de
théâtre , metteur en scène...) au sujet de telle ou telle pièce.
J'ai toujours trouvé cette fin de non-recevoir désespérante, tant
il me semble que le théâtre n'a pas à nous convaincre, mais à
nous remuer, à nous déranger, à nous déplacer. Devenir
le ciel,
moi, ça me déplace. Ça
me fait vaciller, petite danse avec la mort, pas de trois – le
héros, la mort et moi – j'ai l'impression que je vais basculer
avec le héros par-dessus la rambarde, mais heureusement c'est une
fiction, lui c'est lui, elle c'est elle et moi c'est moi, je sors de
cette pièce éreinté, mais vivant. J'aime ce théâtre, qui me fait
toucher du doigt le tragique de la vie. Fermons la parenthèse.
La
rencontre se termine en bonne compagnie. Laurent cite ses auteurs de
prédilection : Julien Gracq, Marguerite Yourcenar, Marcel
Proust, Jean-Paul Dubois, Jean Rouaud, Tanguy Viel, Nathacha Appanah,
en poésie Yves Bonnefoy et pour le théâtre, Tchekhov, Shakespeare,
Racine, Claudel, Koltès. Et un petit tour chez les auteurs
d'aujourd'hui, ou plutôt les auteures, puisque Laurent applaudit la
mise en lumière des femmes : Sabine Revillet, Sophie Lannefranque,
Pauline Sales, Michèle Laurence, Marie Dilasser...
Dans
le métro qui nous emmène au Mémorial de la Shoah, où il doit
retrouver une classe de CM1-CM2 avec laquelle il a récemment
travaillé, Laurent évoque sa résidence dans la ville de Colombes,
qui s'est déroulée sur plusieurs mois et qui vient de s'achever.
« Je me suis donné. » dit-il. Et d'insister sur
l'intérêt intellectuel et politique de ce travail de terrain à
l'échelle d'une ville, qui l'a amené à créer des connexions entre
les différentes structures et les différents quartiers de la ville.
« Il y a une montée en puissance depuis ma résidence en
Ile-de-France, j'utilise ce que j'ai appris, c'est un peu comme si je
m'éclatais à travailler avec un orchestre symphonique, après avoir
fait pendant longtemps de la musique de chambre. »
A
Colombes, le programme a été chargé et les contacts, fructueux,
ont donné lieu à de belles rencontres, notamment avec les
animateurs du centre socioculturel ou avec Le Hublot et
sa metteure en scène Véronique Widock.
Petite
pause-déjeuner sur le pouce à la « Caféothèque de Paris. »
Senteurs exquises, tables colorées et mur végétal. Je bois le
café du jour : un « Burundi » présenté comme
suit : « Belle attaque, très complexe, arôme de
bananes et plantains frits. Fin de bouche en patate douce. »
Tout un programme...
J'interroge
Laurent sur ses metteurs en scène préférés. Il cite Serge
Tranvouez, dont la mise en lecture de Hérodiade,
avec les comédiens du Français, l'a particulièrement séduit, puis
Catherine Marnas, Bruno Soulier et Eva Valejo, Stéphane
Braunschweig, « mais ce serait le mariage de la carpe et du
lapin, ajoute-t-il, mes textes sont trop hétéroclites pour lui, je
n'ai pas de textes propres. Et
puis je ne suis pas mondain, je ne sais pas y faire pour contacter
les metteurs en scène, je fais plutôt confiance au hasard. Le
hasard joue : Le collectif Mona a découvert Devenir
le ciel
grâce à Aux Nouvelles Ecritures Théâtrales... »
Le Mémorial de la Shoah, Paris |
Au
Mémorial de la Shoah, Laurent retrouve les élèves de
Karine
Taïeb et Catherine Laigle, de l'école Marcelin Berthelot de
Colombes. Au cours de la résidence de Laurent, cette école a mis
sur pied un projet commun à toutes les classes, la création d'une
pièce de théâtre de A à Z, sur le thème du devoir de mémoire.
Les élèves ont imaginé la vie à colombes entre 1939 et 1945 et
écrit une pièce intitulée Exposé(s) !
Chargés
de faire un exposé sur la seconde guerre mondiale, des enfants
d'aujourd'hui rencontrent de vieux juifs qui leur racontent la
guerre... « Travailler
avec ces élèves, ça a été un régal » précise Laurent. Et
en effet, on le sent heureux de les retrouver, tout comme ils sont
fiers du travail fait avec lui : « Connaissez-vous Laurent
Contamin ? Avez-vous déjà lu un de ses livres ? »
demandent-ils à la romancière Yaël Hassan, avec qui ils ont
rendez-vous aujourd'hui pour une discussion autour de son œuvre sur
la Shoah. « Non, répond celle-ci, mais je vais m'empresser de
le faire. ».
Et
tandis que Laurent raccompagne les élèves à l'issue de la
rencontre, et jusque dans le bus qui va les reconduire à Colombes, je
me dis que la journée a fait le grand écart, qui a vu Laurent
s'adresser aussi bien aux élèves de primaire qu'aux élèves de
troisième cycle d'un Conservatoire Régional. Laurent Contamin est
un auteur tout terrain qui porte sur le monde un regard tour à tour
aiguisé et généreux. Amoureux de la liberté, tenté par la
déroute, il écrit des pièces comme on sème des cailloux, pour que
chacun s'y retrouve.
Au Mémorial de la Shoah |
Luc Tartar