mercredi 29 mai 2013

Une journée avec Luc Tartar


Dans le Transilien : tangente vers l'Est
Tandis que j'écris ces lignes, Maylis de Kerangal parle sur France Inter de son roman Tangente vers l'Est, un voyage dans le Transsibérien, et je me dis que moi, avec Luc Tartar, ce mardi 28 mai on a été plus modestes que Maylis de Kerangal, nous Gare de l'Est on a juste pris le Transilien vers Crouy-sur-Ourcq, mais bon à notre manière on l'a aussi prise, notre "tangente vers l'est". Changement à Trilport, attente sous la pluie que la gare veuille bien ouvrir, attente sans fin d'un train qui ne viendra jamais, panne ou autre chose, heureusement Hélène Benoit vient nous chercher en voiture, cap sur Crouy sous la pluie par les monts et les vaux du pays de l'Ourcq qu'elle connaît bien puisqu'elle est la référente, au sein de la Médiathèque Départementale, de ce coin-là de Seine-et-Marne.

Emily Schock est là aussi, de la compagnie Bouche Bée, nous sommes donc quatre à prendre la tangente jusqu'au collège Le Champivert où nous attendent deux classes de 5ème, une classe de 3ème, et un magnifique bouquet de hêtres-pourpres pluri-centenaires (qui joueront le rôle des bouleaux sibériens).

C'est la fin d'une année durant laquelle les élèves ont bénéficié du programme "A Voix Vives" (parcours de sensibilisation, avec dotation d'un fonds de livres - proposé par la Médiathèque et la Compagnie sus-citées), les enseignantes de français sont là, l'enseignante-documentaliste aussi, et les élèves connaissent bien l'univers de Luc, que ce soit En Voiture Simone, Roulez Jeunesse ! ou S'Embrasent.

Avec Emily Schock dans la gare du Trilport
"Le parcours se fait en trois étapes, m'explique Luc : la première rencontre a lieu entre l'auteur et l'équipe pédagogique, et elle est adossée à une formation animée par Anne Contensou de la Compagnie Bouche Bée : les enseignants s'approprient l'univers et le langage de l'auteur. Puis la compagnie vient donner une lecture mise en espace d'une des oeuvres de l'auteur pour les collégiens. Et enfin troisième temps, c'est aujourd'hui : la rencontre entre les collégiens et moi. Ils vont me poser des questions."

"Une fois (c'était l'année dernière), ils m'avaient fait une surprise, chaque élève avait choisi un personnage de mon corpus et ils s'étaient déguisés, j'avais été accueilli dans le collège par mes personnages, c'était quelque chose !". Puis il me parle de la dernière mise en scène de Declan Donnellan, dernier spectacle qui l'a marqué, Ubu Roi de Jarry : "Les comédiens jouaient comme s'ils étaient les personnages fantasmés d'un adolescent présent sur scène, le fils rebelle de la famille, on est dans cet appartement bourgeois et les personnages sont comme des instruments entre les mains de cet adolescent, c'est une guerre civile à leur insu qui se joue : en tant que spectateur on est dans l'imaginaire du personnage : c'est très fort".


La bande des quatre a fini par arriver au Champivert, les élèves nous attendent et les premiers doigts se lèvent : votre parcours ? vos sources d'inspiration ? vos conditions de travail ? Souvent, la discussion est l'occasion d'élargir au-delà du théâtre proprement dit. L'an passé, à un jeune qui, interrompant la discussion autour des Yeux d'Anna d'un "Moi si ma soeur déshonore la famille, je la brûle", Luc avait réagi derechef : "C'est justement contre des propos comme ça que j'ai écrit ma pièce".

Cette année, au Champivert avec les 3ème, on parle des thèmes brassés par S'Embrasent, l'amour, la sexualité, à partir des questions que les jeunes posent sur cette pièce, commandée en 2004 par Jean-Claude Gal (Théâtre du Pélican)

Je note des mots, des verbes comme des éclats dans ce que m'a dit Luc dans le train, dans ce qu'il répond maintenant aux élèves :

JETER : Au Québec, ce fut le retour d'une spectatrice, touchée par ce moment du spectacle (S'Embrasent, mise en scène par Eric Jean du Théâtre Bluff) où les personnages écrivent à toute vitesse des mots sur un tableau noir : "ce moment où ils sont venus jeter leur amour". Luc a beaucoup aimé cette scène du tableau noir, tous ces mots qui naissent dans l'énergie des corps, et s'accumulent. "Il ne faut pas avoir peur des mots", dira-t-il plus tard à un élève. "On écrit avec ce qu'on a dans le ventre, ce qui nous constitue". Tout à l'heure, avant que le train ne passe à Meaux, Luc me disait qu'en écrivant sa première pièce, il avait eu la sensation de "jeter les répliques sur le papier pour s'en débarrasser".

OUVRIR : Le coup de foudre de S'Embrasent, c'est une déflagration, ce moment des premières rencontres amoureuses où le sol s'ouvre sous nos pieds, ou à l'intérieur de nous. Un printemps violent. "D'une certaine manière, si je suis touché par l'adolescence et si j'écris tant à partir de personnages adolescents, c'est aussi parce qu'à l'adolescence s'ouvre un espace de recherche de liberté, où on peut se construire contre les modèles imposés par la famille, la société, l'éducation, la religion etc. C'est à quinze ans que ça se joue. Quand ils découvrent que cet espace-là leur est ouvert et que c'est à eux de s'en emparer, c'est formidable.

Et c'est de la responsabilité des adultes, y compris des auteurs de théâtre, de leur montrer cette ouverture, cette faille". "Cette capacité de rébellion, de taper du poing sur la table, de donner un coup de pied dans la fourmilière, ajoute-t-il, elle est trop souvent étouffée par la société libérale, par les diktats du Tout-Consommation : je me bats contre ça".

REGARDER : Luc prend le temps de répondre à toutes les questions. Tous les ados n'ont pas le temps - ou l'envie - ou l'audace de parler. Mais Luc dialogue aussi par les yeux. "J'ai capté des super regards, dira-t-il à l'issue de la rencontre, on s'est dit plein de choses". J'aimerais parler aussi du regard de Luc sur l'oeuvre du plasticien Eric Nivault, et cette manière qu'a celui-ci de partir de supports réels (boîtes d'allumettes, cartons d'emballages récupérés dans la rue) pour y peindre ses scènes, ses personnages. De cette manière-là, précisément, de partir du réel le plus brut, le plus concret, le plus partagé, le même réel que celui de Luc, la même méthode quand lui part en écriture : prendre la tangente, oui - mais le réel à bras-le-corps, toujours. Garder les yeux ouverts.

Avec Mme Jayot, l'enseignante, et les élèves de 5ème
PARLER : "D'habitude, dit un collégien, dans les pièces de théâtre ils parlent avec des mots de l'ancien temps qu'on comprend pas, le langage d'avant il tourne autour du pot et vous vous parlez comme nous on parle tous les jours". Luc suscite la parole et trouve les mots justes pour parler d'amour et de sexualité. On ne tourne pas autour du pot. On dit. On nomme. On entendrait une mouche voler (mais des mouches, y en a pas, trop de pluie, trop de froid, printemps pourri, y a plus de saison etc. Peut-être s'abritent-elles par grappes dans le bouquet de hêtres-pourpres pluri-centenaires ?) Un élève intervient : "Mon tonton il fait du théâtre, je connais, c'est un endroit où les gens parlent fort et où on comprend rien à ce qu'ils disent". "Et là, alors ? demande Luc. On comprend quoi ? Dans En Voiture Simone par exemple on comprend quoi ?" Plusieurs réponses se succèdent, et puis après un temps, une voix, timidement, au fond, avance, fragile : "On comprend que la vie est belle".

RENVERSER : "Il y a souvent un danger dans mes pièces, dit Luc, quelque chose de coupant. Mes personnages sont en danger. La première pièce que j'ai écrite, en 1988, ça commençait comme ça : "Y a du sang partout", j'entendais mes personnages dire ça. Mes personnages ils sont renversés sur leur chemin. Pas dérangés, pas perturbés, non : renversés". Mme Darribehaude, l'enseignante, confirme : "C'est vrai. Chez vous, il y a quelque chose d'incisif - (un temps). Incisif et décisif".

"Et en tant qu'auteur, poursuit Luc, j'aime bien être surpris par ce qu'on fait de mes textes. L'ordre des monologues de Roulez Jeunesse !, on peut le renverser, du moment que ça ne fait pas dire à la pièce le contraire de ce qu'elle dit. Actuellement à Porrentruy (dans le Jura suisse), l'atelier théâtre d'un lycée joue S'Embrasent dans les couloirs de l'établissement". Qu'on bouscule les structures, qu'on change les cadres, qu'on renverse l'ordre établi, il aime ça, Luc : alors roulez jeunesse !

Jeter, ouvrir, regarder, parler, renverser... on pourrait faire une chorégraphie avec ça, je me dis, ces cinq mots en boucle, tandis que nous reprenons le train depuis notre Vladivostok d'Ile-de-France (car tout de même même : Crouy-sur-Ourcq est la dernière ville francilienne avant l'Aisne et la Marne, manière de confins, donc), ce serait la chorégraphie de l'écriture de Luc Tartar. Oui, ces cinq mots me trottent en tête, je me les répète comme un mantra. Il me semble qu'à eux cinq, ils témoignent d'un double mouvement présent dans le geste d'écrire de Luc : la préhension et le lâcher-prise, le réel et l'imaginaire, l'auteur et ses personnages, le dedans et le dehors, la violence et la douceur, la tangente et la radiale... Autant de mouvements antagonistes vécus, dans l'écriture de Luc, avec légèreté, même parfois avec humour. Un bouillonnement serein.

Un nom, pour cette chorégraphie ? Un titre à cette danse qui célèbre la vie en cinq mots ?
Sans hésitation : Le Sacre du Printemps.

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