vendredi 31 mai 2013

Une journée avec Laurent Contamin


Lundi 27 mai 2013

Il fait beau (pour une fois, en ce printemps pourri) lorsque j'arrive aux "Laboratoires d'Aubervilliers", lieu de répétition du Théâtre de la Commune, où m'attend Laurent Contamin. Je le surprends en pleine lecture, assis au soleil. Il se lève, m'accueille. Veste beige et besace orange et noire. L'élégance est décontractée.
Nous avons rendez-vous avec Sylvie Debrun, professeure au Conservatoire à Rayonnement Régional d'Aubervilliers-La Courneuve (CRR93) et avec ses élèves de troisième cycle théâtral. Mis en place en partenariat avec le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, ce cursus existe depuis trois ans et prépare au certificat d’études théâtrales et/ou au diplôme d’études théâtrales (DET). Outre des cours de théâtre, les élèves se voient proposer des cours de danse, de musique, d’improvisation musicale etc.

La classe de Sylvie Debrun a participé à un projet de découverte de textes contemporains, initié par l’association Postures (direction artistique, Pascale Grillandini) Les élèves ont lu trois manuscrits contemporains, en ont discuté en comité de lecture, puis ont sélectionné Devenir le ciel, de Laurent Contamin. La rencontre d’aujourd’hui va leur permettre de faire connaissance avec l’auteur, de lui poser des questions, en vue d’une prochaine lecture publique.


La rencontre a lieu dans le vaste hall d’entrée de cet espace de répétition, autour d’une longue table installée sous la verrière. L’architecture est intéressante et les rayons de soleil jouent avec les murs. « Attention, cette chaise n’est pas très solide », dit-on à Laurent, qui vient de s’installer. « Ça tombe bien, répond-il, c’est un texte sur la chute. »



L'une des élèves introduit le débat : « On a beaucoup discuté de votre pièce lors d'un week-end consacré à la découverte de ces trois pièces d'auteurs contemporains. On l’a choisie parce qu’elle nous a fait débattre. » Un autre enchaîne : « Il y avait au sein du texte des tas de références qu’on ne connaissait pas, notamment les références bibliques, on s’est dit, là, il y a quelque chose… » Et pour briser définitivement la glace et instaurer le dialogue, Laurent insiste : « Allez-y franco, je ne suis pas fragile. »


Banco ! « Pourquoi Mike Brant ? »

Laurent évoque alors brièvement la vie – et la mort – de Mike Brant, figure centrale de la pièce (même s'il n'est pas nommé) et la raison pour laquelle il a fait de son suicide l'axe même de l'écriture.

Extraits d'un dialogue Auteur – Lecteurs, particulièrement roboratif et vivifiant :

- La vie de Mike Brant a été singulière. Ses parents se sont rencontrés à la sortie d'un camp de concentration, il a été autiste jusqu'à six ans, puis il est devenu chanteur et a connu un formidable succès et tout cela s'est terminé par une défenestration, à 28 ans, en pleine gloire. On se dit : pourquoi ? Comment en est-il arrivé là, alors que tout lui réussissait dans la vie ? Ça donne au personnage une dimension tragique, en même temps que ça crée un hiatus dans sa destinée entre le côté « héros tragique » et le côté « chemise à jabot ». Il y a là un paradoxe qui m'intéresse. Mais la pièce ne se résume pas à Mike Brant. C'est une pièce qui pose la question d'un destin. C'est l'épopée d'un héros, une chanson de geste. 

- Il y a une richesse dans votre pièce. Le lecteur est sans cesse éveillé par des questionnements. C'est ça qui a fait pencher la balance en faveur de Devenir le ciel. On s'est dit : ce truc est hyper riche !

- Le début de l'écriture a été laborieux et puis je me suis dit : Mike Brant, c'est toi, laisse surgir. Et c'est sorti comme un disque dur qui se vide, dans le désordre. J'ai pris en compte le temps de la chute, j'ai alterné les passages au je, au tu, au il, la difficulté a été de garder cette construction éclatée tout en guidant un peu le lecteur-spectateur par des jalons biographiques. Ce texte peut être joué en monologue ou en le partageant entre plusieurs comédiens, c'est à chacun de faire son chemin. Moi, je laisse tous les grumeaux.

- Finalement votre écriture n'est pas figée. La mise en scène permet de la faire évoluer ou est-ce que le texte est vraiment la finalité ?

- C'est les deux, à la fois un objet littéraire et un matériau de jeu. J'y sème des petits cailloux. S'il y a trop de mystère, ça devient hermétique. En même temps j'aime la polysémie.

- Moi j'ai été gênée par tant de liberté d'interprétation. Je l'ai ressenti comme quelque chose de pas abouti dans la pièce.

- Claudel a écrit : « Il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance. » (Partage de Midi). Il faut s'affranchir des clés, mettez-y vos propres résonances. Ce qui m'a intéressé dans cette histoire c'est la relation entre l'idole et le prophète. J'aime la variété et en même temps je m'intéresse à l'histoire du peuple juif. J'ai fait des études bibliques, je m'interroge sur les raisons pour lesquelles les trois religions monothéistes, l'Islam, le Judaïsme et le Christianisme ont des difficultés à s'entendre alors qu'elles ont un père commun, Abraham. J'ai mélangé dans ce texte les trois religions, j'y ai mis des petits jeux de piste, il y a plusieurs lectures possibles.

- Moi j'aime chercher la liberté dans la contrainte. Faire confiance au texte, à l'auteur. Alors que si c'est trop ouvert... on peut se dire...

- Pour moi la liberté c'est ce qu'il y a de plus important. J'étais programmé pour être ingénieur, j'ai pris le pari de la liberté, devenir comédien, auteur. L'écriture de théâtre est une écriture en palimpseste, en permanence. En même temps, Devenir le ciel est mon texte le plus audacieux. Sa forme particulière est liée à la défenestration du héros : courir, prendre son élan, sauter...

Et l'échange continue, serré, autour du sens, de la forme, de la dramaturgie du texte. Laurent indique qu'une pièce est une invitation au voyage, que la parole théâtrale et littéraire est faite pour dérouter. A contrario, Sylvie note que les téléfilms d'aujourd'hui sont conçus de façon à ce que chacun comprenne tout le temps. Oui mais : Est-ce qu'on a besoin d'être dérouté pour être libre ? Insiste Laura. Est-ce qu'on ne peut pas trouver sa liberté dans un texte qu'on comprend ? Et Laurent de conclure : « Compréhension et déroute ne sont pas antinomiques. Quand on a les deux, on se dilate le cerveau ! »


Ici ma parenthèse, en forme de coming-out : Mike Brant, je l'aime ! C'est mon adolescence, mon Amérique à moi. Lorsque j'ai découvert Devenir le ciel, de Laurent Contamin, j'ai été bouleversé, remué, dérangé, en pâmoison à la Claudel (« Il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance »), séduit par un texte puissant, dont je n'ai pas tout compris moi non plus, mais qui m'a fait quelque chose, là, dans le ventre.

« Je ne suis pas convaincu » entend-on parfois dans la bouche de tel ou tel lecteur professionnel (éditeur, directeur de théâtre , metteur en scène...) au sujet de telle ou telle pièce. J'ai toujours trouvé cette fin de non-recevoir désespérante, tant il me semble que le théâtre n'a pas à nous convaincre, mais à nous remuer, à nous déranger, à nous déplacer. Devenir le ciel, moi, ça me déplace. Ça me fait vaciller, petite danse avec la mort, pas de trois – le héros, la mort et moi – j'ai l'impression que je vais basculer avec le héros par-dessus la rambarde, mais heureusement c'est une fiction, lui c'est lui, elle c'est elle et moi c'est moi, je sors de cette pièce éreinté, mais vivant. J'aime ce théâtre, qui me fait toucher du doigt le tragique de la vie. Fermons la parenthèse.


La rencontre se termine en bonne compagnie. Laurent cite ses auteurs de prédilection : Julien Gracq, Marguerite Yourcenar, Marcel Proust, Jean-Paul Dubois, Jean Rouaud, Tanguy Viel, Nathacha Appanah, en poésie Yves Bonnefoy et pour le théâtre, Tchekhov, Shakespeare, Racine, Claudel, Koltès. Et un petit tour chez les auteurs d'aujourd'hui, ou plutôt les auteures, puisque Laurent applaudit la mise en lumière des femmes : Sabine Revillet, Sophie Lannefranque, Pauline Sales, Michèle Laurence, Marie Dilasser...

Dans le métro qui nous emmène au Mémorial de la Shoah, où il doit retrouver une classe de CM1-CM2 avec laquelle il a récemment travaillé, Laurent évoque sa résidence dans la ville de Colombes, qui s'est déroulée sur plusieurs mois et qui vient de s'achever. « Je me suis donné. » dit-il. Et d'insister sur l'intérêt intellectuel et politique de ce travail de terrain à l'échelle d'une ville, qui l'a amené à créer des connexions entre les différentes structures et les différents quartiers de la ville. « Il y a une montée en puissance depuis ma résidence en Ile-de-France, j'utilise ce que j'ai appris, c'est un peu comme si je m'éclatais à travailler avec un orchestre symphonique, après avoir fait pendant longtemps de la musique de chambre. »

A Colombes, le programme a été chargé et les contacts, fructueux, ont donné lieu à de belles rencontres, notamment avec les animateurs du centre socioculturel ou avec Le Hublot et sa metteure en scène Véronique Widock.

Petite pause-déjeuner sur le pouce à la « Caféothèque de Paris. » Senteurs exquises, tables colorées et mur végétal. Je bois le café du jour : un « Burundi » présenté comme suit : « Belle attaque, très complexe, arôme de bananes et plantains frits. Fin de bouche en patate douce. » Tout un programme...

J'interroge Laurent sur ses metteurs en scène préférés. Il cite Serge Tranvouez, dont la mise en lecture de Hérodiade, avec les comédiens du Français, l'a particulièrement séduit, puis Catherine Marnas, Bruno Soulier et Eva Valejo, Stéphane Braunschweig, « mais ce serait le mariage de la carpe et du lapin, ajoute-t-il, mes textes sont trop hétéroclites pour lui, je n'ai pas de textes propres. Et puis je ne suis pas mondain, je ne sais pas y faire pour contacter les metteurs en scène, je fais plutôt confiance au hasard. Le hasard joue : Le collectif Mona a découvert Devenir le ciel grâce à Aux Nouvelles Ecritures Théâtrales... »

Le Mémorial de la Shoah, Paris

Au Mémorial de la Shoah, Laurent retrouve les élèves de Karine Taïeb et Catherine Laigle, de l'école Marcelin Berthelot de Colombes. Au cours de la résidence de Laurent, cette école a mis sur pied un projet commun à toutes les classes, la création d'une pièce de théâtre de A à Z, sur le thème du devoir de mémoire. Les élèves ont imaginé la vie à colombes entre 1939 et 1945 et écrit une pièce intitulée Exposé(s) ! Chargés de faire un exposé sur la seconde guerre mondiale, des enfants d'aujourd'hui rencontrent de vieux juifs qui leur racontent la guerre... « Travailler avec ces élèves, ça a été un régal » précise Laurent. Et en effet, on le sent heureux de les retrouver, tout comme ils sont fiers du travail fait avec lui : « Connaissez-vous Laurent Contamin ? Avez-vous déjà lu un de ses livres ? » demandent-ils à la romancière Yaël Hassan, avec qui ils ont rendez-vous aujourd'hui pour une discussion autour de son œuvre sur la Shoah. « Non, répond celle-ci, mais je vais m'empresser de le faire. ».

Et tandis que Laurent raccompagne les élèves à l'issue de la rencontre, et jusque dans le bus qui va les reconduire à Colombes, je me dis que la journée a fait le grand écart, qui a vu Laurent s'adresser aussi bien aux élèves de primaire qu'aux élèves de troisième cycle d'un Conservatoire Régional. Laurent Contamin est un auteur tout terrain qui porte sur le monde un regard tour à tour aiguisé et généreux. Amoureux de la liberté, tenté par la déroute, il écrit des pièces comme on sème des cailloux, pour que chacun s'y retrouve. 

Au Mémorial de la Shoah
 
Luc Tartar



mercredi 29 mai 2013

Une journée avec Luc Tartar


Dans le Transilien : tangente vers l'Est
Tandis que j'écris ces lignes, Maylis de Kerangal parle sur France Inter de son roman Tangente vers l'Est, un voyage dans le Transsibérien, et je me dis que moi, avec Luc Tartar, ce mardi 28 mai on a été plus modestes que Maylis de Kerangal, nous Gare de l'Est on a juste pris le Transilien vers Crouy-sur-Ourcq, mais bon à notre manière on l'a aussi prise, notre "tangente vers l'est". Changement à Trilport, attente sous la pluie que la gare veuille bien ouvrir, attente sans fin d'un train qui ne viendra jamais, panne ou autre chose, heureusement Hélène Benoit vient nous chercher en voiture, cap sur Crouy sous la pluie par les monts et les vaux du pays de l'Ourcq qu'elle connaît bien puisqu'elle est la référente, au sein de la Médiathèque Départementale, de ce coin-là de Seine-et-Marne.

Emily Schock est là aussi, de la compagnie Bouche Bée, nous sommes donc quatre à prendre la tangente jusqu'au collège Le Champivert où nous attendent deux classes de 5ème, une classe de 3ème, et un magnifique bouquet de hêtres-pourpres pluri-centenaires (qui joueront le rôle des bouleaux sibériens).

C'est la fin d'une année durant laquelle les élèves ont bénéficié du programme "A Voix Vives" (parcours de sensibilisation, avec dotation d'un fonds de livres - proposé par la Médiathèque et la Compagnie sus-citées), les enseignantes de français sont là, l'enseignante-documentaliste aussi, et les élèves connaissent bien l'univers de Luc, que ce soit En Voiture Simone, Roulez Jeunesse ! ou S'Embrasent.

Avec Emily Schock dans la gare du Trilport
"Le parcours se fait en trois étapes, m'explique Luc : la première rencontre a lieu entre l'auteur et l'équipe pédagogique, et elle est adossée à une formation animée par Anne Contensou de la Compagnie Bouche Bée : les enseignants s'approprient l'univers et le langage de l'auteur. Puis la compagnie vient donner une lecture mise en espace d'une des oeuvres de l'auteur pour les collégiens. Et enfin troisième temps, c'est aujourd'hui : la rencontre entre les collégiens et moi. Ils vont me poser des questions."

"Une fois (c'était l'année dernière), ils m'avaient fait une surprise, chaque élève avait choisi un personnage de mon corpus et ils s'étaient déguisés, j'avais été accueilli dans le collège par mes personnages, c'était quelque chose !". Puis il me parle de la dernière mise en scène de Declan Donnellan, dernier spectacle qui l'a marqué, Ubu Roi de Jarry : "Les comédiens jouaient comme s'ils étaient les personnages fantasmés d'un adolescent présent sur scène, le fils rebelle de la famille, on est dans cet appartement bourgeois et les personnages sont comme des instruments entre les mains de cet adolescent, c'est une guerre civile à leur insu qui se joue : en tant que spectateur on est dans l'imaginaire du personnage : c'est très fort".


La bande des quatre a fini par arriver au Champivert, les élèves nous attendent et les premiers doigts se lèvent : votre parcours ? vos sources d'inspiration ? vos conditions de travail ? Souvent, la discussion est l'occasion d'élargir au-delà du théâtre proprement dit. L'an passé, à un jeune qui, interrompant la discussion autour des Yeux d'Anna d'un "Moi si ma soeur déshonore la famille, je la brûle", Luc avait réagi derechef : "C'est justement contre des propos comme ça que j'ai écrit ma pièce".

Cette année, au Champivert avec les 3ème, on parle des thèmes brassés par S'Embrasent, l'amour, la sexualité, à partir des questions que les jeunes posent sur cette pièce, commandée en 2004 par Jean-Claude Gal (Théâtre du Pélican)

Je note des mots, des verbes comme des éclats dans ce que m'a dit Luc dans le train, dans ce qu'il répond maintenant aux élèves :

JETER : Au Québec, ce fut le retour d'une spectatrice, touchée par ce moment du spectacle (S'Embrasent, mise en scène par Eric Jean du Théâtre Bluff) où les personnages écrivent à toute vitesse des mots sur un tableau noir : "ce moment où ils sont venus jeter leur amour". Luc a beaucoup aimé cette scène du tableau noir, tous ces mots qui naissent dans l'énergie des corps, et s'accumulent. "Il ne faut pas avoir peur des mots", dira-t-il plus tard à un élève. "On écrit avec ce qu'on a dans le ventre, ce qui nous constitue". Tout à l'heure, avant que le train ne passe à Meaux, Luc me disait qu'en écrivant sa première pièce, il avait eu la sensation de "jeter les répliques sur le papier pour s'en débarrasser".

OUVRIR : Le coup de foudre de S'Embrasent, c'est une déflagration, ce moment des premières rencontres amoureuses où le sol s'ouvre sous nos pieds, ou à l'intérieur de nous. Un printemps violent. "D'une certaine manière, si je suis touché par l'adolescence et si j'écris tant à partir de personnages adolescents, c'est aussi parce qu'à l'adolescence s'ouvre un espace de recherche de liberté, où on peut se construire contre les modèles imposés par la famille, la société, l'éducation, la religion etc. C'est à quinze ans que ça se joue. Quand ils découvrent que cet espace-là leur est ouvert et que c'est à eux de s'en emparer, c'est formidable.

Et c'est de la responsabilité des adultes, y compris des auteurs de théâtre, de leur montrer cette ouverture, cette faille". "Cette capacité de rébellion, de taper du poing sur la table, de donner un coup de pied dans la fourmilière, ajoute-t-il, elle est trop souvent étouffée par la société libérale, par les diktats du Tout-Consommation : je me bats contre ça".

REGARDER : Luc prend le temps de répondre à toutes les questions. Tous les ados n'ont pas le temps - ou l'envie - ou l'audace de parler. Mais Luc dialogue aussi par les yeux. "J'ai capté des super regards, dira-t-il à l'issue de la rencontre, on s'est dit plein de choses". J'aimerais parler aussi du regard de Luc sur l'oeuvre du plasticien Eric Nivault, et cette manière qu'a celui-ci de partir de supports réels (boîtes d'allumettes, cartons d'emballages récupérés dans la rue) pour y peindre ses scènes, ses personnages. De cette manière-là, précisément, de partir du réel le plus brut, le plus concret, le plus partagé, le même réel que celui de Luc, la même méthode quand lui part en écriture : prendre la tangente, oui - mais le réel à bras-le-corps, toujours. Garder les yeux ouverts.

Avec Mme Jayot, l'enseignante, et les élèves de 5ème
PARLER : "D'habitude, dit un collégien, dans les pièces de théâtre ils parlent avec des mots de l'ancien temps qu'on comprend pas, le langage d'avant il tourne autour du pot et vous vous parlez comme nous on parle tous les jours". Luc suscite la parole et trouve les mots justes pour parler d'amour et de sexualité. On ne tourne pas autour du pot. On dit. On nomme. On entendrait une mouche voler (mais des mouches, y en a pas, trop de pluie, trop de froid, printemps pourri, y a plus de saison etc. Peut-être s'abritent-elles par grappes dans le bouquet de hêtres-pourpres pluri-centenaires ?) Un élève intervient : "Mon tonton il fait du théâtre, je connais, c'est un endroit où les gens parlent fort et où on comprend rien à ce qu'ils disent". "Et là, alors ? demande Luc. On comprend quoi ? Dans En Voiture Simone par exemple on comprend quoi ?" Plusieurs réponses se succèdent, et puis après un temps, une voix, timidement, au fond, avance, fragile : "On comprend que la vie est belle".

RENVERSER : "Il y a souvent un danger dans mes pièces, dit Luc, quelque chose de coupant. Mes personnages sont en danger. La première pièce que j'ai écrite, en 1988, ça commençait comme ça : "Y a du sang partout", j'entendais mes personnages dire ça. Mes personnages ils sont renversés sur leur chemin. Pas dérangés, pas perturbés, non : renversés". Mme Darribehaude, l'enseignante, confirme : "C'est vrai. Chez vous, il y a quelque chose d'incisif - (un temps). Incisif et décisif".

"Et en tant qu'auteur, poursuit Luc, j'aime bien être surpris par ce qu'on fait de mes textes. L'ordre des monologues de Roulez Jeunesse !, on peut le renverser, du moment que ça ne fait pas dire à la pièce le contraire de ce qu'elle dit. Actuellement à Porrentruy (dans le Jura suisse), l'atelier théâtre d'un lycée joue S'Embrasent dans les couloirs de l'établissement". Qu'on bouscule les structures, qu'on change les cadres, qu'on renverse l'ordre établi, il aime ça, Luc : alors roulez jeunesse !

Jeter, ouvrir, regarder, parler, renverser... on pourrait faire une chorégraphie avec ça, je me dis, ces cinq mots en boucle, tandis que nous reprenons le train depuis notre Vladivostok d'Ile-de-France (car tout de même même : Crouy-sur-Ourcq est la dernière ville francilienne avant l'Aisne et la Marne, manière de confins, donc), ce serait la chorégraphie de l'écriture de Luc Tartar. Oui, ces cinq mots me trottent en tête, je me les répète comme un mantra. Il me semble qu'à eux cinq, ils témoignent d'un double mouvement présent dans le geste d'écrire de Luc : la préhension et le lâcher-prise, le réel et l'imaginaire, l'auteur et ses personnages, le dedans et le dehors, la violence et la douceur, la tangente et la radiale... Autant de mouvements antagonistes vécus, dans l'écriture de Luc, avec légèreté, même parfois avec humour. Un bouillonnement serein.

Un nom, pour cette chorégraphie ? Un titre à cette danse qui célèbre la vie en cinq mots ?
Sans hésitation : Le Sacre du Printemps.

dimanche 26 mai 2013

Une journée avec Dominique Paquet



Mercredi 22 mai 2013


Une journée avec Dominique Paquet

14h, Maison des Auteurs, rue Ballu à Paris. 

Quel plaisir de voir autant de jeunes au café de la Maison des Auteurs ! Ce lieu habituellement si feutré grouille de collégiens et de lycéens venus assister aux restitutions des ateliers animés en Ile-de-France par des auteurs EAT. J’y retrouve Dominique Paquet, qui arrive tout juste de Cergy où elle a animé un « café-philo » sur le thème de la vengeance auprès de deux classes de SEGPA. « L’un des élèves avait des points de suture, me dit Dominique, il voulait se venger de ce qui lui était arrivé. » Les élèves insistent souvent sur la nécessité de la vengeance. Dominique les invite à se poser des questions et à remettre en perspective la relation à l’Autre. « Faut-il que les pays anciennement colonisés se vengent de ce qu’ils ont subi pendant la période coloniale ? » ou encore « Mon oncle est mort pendant la guerre. Dois-je me venger ? » A l’énoncé de ces questions, je m’interroge moi-même, furtivement, sur la place que tient la vengeance dans ma vie. Bon… Je me garde bien d’aller plus avant dans l’introspection et me tourne vers Dominique : D’où te vient ce goût pour la philosophie ? La réponse fuse : « De mon père. Il était très raisonnable. » 

Comédienne, auteure, universitaire, philosophe, ancienne Secrétaire Générale du Théâtre National de Bordeaux Aquitaine, actuelle déléguée générale des Ecrivains Associés du Théâtre (EAT) depuis 2004, co-directrice de l'Espace Culturel Boris Vian des Ulis… Dominique est une touche à tout dont j’admire la grande capacité de travail. « C’est une question de concentration et d’organisation, me répond-elle. Et puis c’est un destin : ne pas être toujours au même endroit. » Et sur le mode de la plaisanterie : « Il y a beaucoup de choses que je ne fais pas ; je ne fais pas de couture, pas de sport, je ne magasine pas tant que ça non plus... » Et pour conclure là-dessus : « J’ai une énergie d’action terrible, c’est comme si j’étais sous amphétamine sans en prendre. »  Voilà qui promet pour cette Journée avec Dominique Paquet, je vais devoir suivre le rythme ! 

La journée sera avant tout EAT. La restitution des ateliers cet après-midi et un Question de théâtre sur les relations auteurs-metteurs en scène ce soir. Collégiens, lycéens, professeurs et auteurs, nous descendons tous dans le petit théâtre de la Maison des Auteurs. Nous sommes accueillis par Louise Doutreligne, Présidente des EAT, qui nous rappelle que « L’Art sert à transformer la vie » puis les présentations d’ateliers s’enchaînent. Nathalie Rafal et Bruno Allain lisent une scène écrite par des collégiens, qui décrit la rencontre entre Fatima, femme de chambre du XXIème siècle et Philippe de Vertec, chevalier du Moyen-âge. La rencontre est cocasse et les personnages vont droit au but, le public rit et quelqu’un dit « Ça va vite ». J’entends Dominique commenter : « C’est ce dont on rêve tout le temps, que ça aille vite ». Je ne l’interroge pas sur cette phrase énigmatique, mais sur le sens de son engagement aux EAT :

« C’est un combat militant – Le développement de l’écriture contemporaine et la défense du statut de l’auteur – une mission qui m’a permis de m’inclure dans un groupe de réflexion et d’action politique. Nous avons été en partie entendus et nous avons eu de belles réussites : le Théâtre du Rond Point, la mise en place de résidences d’auteurs dans les villes, la formation des auteurs enfin reconnue… » Des échecs ?  Dominique me répond tout de go : « L’échec, c’est qu'il y a encore trop peu d'auteurs qui voient leurs pièces montées de leur vivant. Seuls 8% des auteurs jeune-public sont édités et montés (chiffre cité par Nicolas Faure, dans son ouvrage sur le jeune public). Et puis, actuellement, beaucoup de choses périclitent, à commencer par l’éducation artistique. »

C’est vrai. Les ateliers artistiques sont menacés et ce n’est pas le moindre des dégâts collatéraux de ces coupes budgétaires provoquées par la crise. Quand on voit la qualité du travail qui nous est présenté aujourd’hui et la fierté des élèves qui ont travaillé avec Alain Bellet, Julien Daillère,  Sabine Revillet ou Ouarda Zerarga, on se dit que décidément tous les élèves devraient avoir accès à ce genre de projets, qui participent à la construction de l’individu, à l’enrichissement de son imaginaire, à la mise en place de son sens critique. En transformant la vie, l’art permet aussi aux individus de devenir des citoyens. Mais on coupe dans les budgets et ce manque de moyens donne envie de hurler... Voilà qui nous ramène au thème du cri, développé par Bruno Allain, qui lit avec Dominique quelques dialogues écrits par des élèves de Guyane :
-       Bon alors tu me suis ?
-       Barre-toi avec tes disquettes !

Au café du coin de la rue, je poursuis ma conversation avec Dominique : au milieu de toutes ces activités, trouves-tu le temps d’écrire ? 
 
« Pas autant que je le voudrais. Mais j’ai moins besoin d’écrire qu’avant. Il y a différents âges de l’écriture, on ne peut pas écrire tout le temps… A un moment de ma vie d’écrivain, est venu le temps de prendre de la distance, de rendre à la communauté ce qu’elle m’avait donné. J’ai besoin d’être sur le terrain. C’est mon côté Fantômette, explorer le terrain à tout prix, casser la solitude de l’auteur, qui est pesante. Il faut aller voir dehors, pour ne pas toujours tourner autour de son nombril, pour ne pas faire parler les puces du bois… »
C’est le sens de ton poste de co-directrice de l'Espace Culturel Boris Vian des Ulis ?
« La co-direction des Ulis me rapproche d’un territoire que je connais bien. C’est intéressant d’être présent politiquement, de développer les rapports au public, de permettre à des artistes de tourner… Evidemment, cela me happe, m’empêche un peu de me retrouver avec moi-même pour écrire. »

L’écriture, c’est un travail sur soi ?

 « Oui. C’est aller à la recherche du traumatisme vital qui a provoqué le désir d’écrire. C’est de ce traumatisme que sourd l’écriture. C’est une matière originelle. Au fil du temps on la retrouve. J’ai beaucoup souffert de solitude. J’ai voulu m’en extraire en explorant le monde. Je me suis donnée des injonctions de voyages, aller du nord au sud, d’est en ouest, traverser l’Atlantique, aller en Mongolie, prendre le Transsibérien. Je l’ai fait. J’ai écrit sur l’Atlantique, je viens de terminer une pièce sur la Mongolie et la Russie, La curiosité des marmottes, écrite dans le cadre du projet Partir en écriture, mis en place par le Théâtre de la Tête Noire de Saran… »

Quelle est ton actualité d’auteur ?

« J’écris une pièce pour Jean-Marie Broucaret et le Théâtre des chimères. C’est une pièce sur un simple d’esprit, que j’écris au bord du plateau. Elle sera montée en 2014, si tout va bien. »

Des projets ?

« J’ai un projet avec Michelle Brûlé sur les femmes dans la guerre de 14. Et puis j’aimerais faire quelque chose de toute la documentation que j’ai accumulée, écrire un ouvrage de référence sur le théâtre et la philosophie, sur la philosophie de l’acteur. »

L’heure tourne et je laisse Dominique relire quelques instants ses notes pour le Question de théâtre qui va bientôt débuter dans les salons de la SACD. Une dernière question, avant de la laisser présenter les invités et modérer le débat : nous allons parler des rapports auteurs-metteurs en scène, quels sont les metteurs en scène avec lesquels tu aimes travailler ?

« Patrick Simon bien sûr, nous avons une telle complicité, il commence une phrase et je la termine, ou l’inverse, Jean-Marie Broucaret, Véronique Durupt, Jean-Claude Gal, Cécile Tournesol, qui a fait une très belle mise en scène de ma pièce Les échelles de nuage. Le dialogue auteur-metteur en scène est fondamental, il permet de verbaliser les impasses d’écriture, c’est une rencontre à la fois humaine et artistique. »

Il y a du monde dans les salons de la SACD. La qualité des intervenants attise la curiosité de tout un chacun. Dominique présente les enjeux du débat et les invités du jour, soit trois duos d’auteur-e-s-metteur-e-s en scène, Gilles Granouillet – François Rancillac, Françoise du Chaxel -  Sylvie Ollivier, Stéphan Wojtowicz – Panchika Velez. Sophie Proust, maître de conférence, intervient également dans le débat. 

Au cours de la soirée, sont évoquées les notions de respect de l’œuvre, de l’engagement du metteur en scène à défendre  une écriture, des éventuels conflits artistiques, qui tournent souvent autour de la question de savoir quelle œuvre on diffuse, celle de l’auteur ou celle du metteur en scène. Je pense à cette très belle phrase d’Enzo Cormann, qui présente l’art de l’auteur comme étant celui de l’effacement…l’auteur étant contraint de laisser son travail entre les mains du metteur en scène. Ce à quoi François Rancillac semble opposer son propre effacement devant la langue de l’auteur. « Je suis au service d’une écriture, dit-il. Je ne suis rien sans l’auteur, sans les comédiens. C’est un travail d’équipe… »

Cette Journée avec Dominique Paquet  se termine dans le salon d’hiver de la SACD. Dominique y retrouve une amie de longue date, Marie-Françoise, qui se définit comme une spectatrice Lambda : « En fait, les auteurs d’aujourd’hui, on ne les connaît pas, me dit Marie-Françoise. Je suis très admirative, poursuit-elle, car vous travaillez dans l’ombre. Lorsque je vais au théâtre, c’est sur le nom des acteurs, parfois sur celui du metteur en scène, rarement sur celui de l’auteur. Il faudrait qu’on vous connaisse un peu plus… »

Nous nous quittons. Je prends le RER. Je laisse vagabonder dans ma tête ces noms de philosophes et de romanciers dont Dominique m'a parlé avec beaucoup d'admiration tout au long de cette journée : Jacques Rancière, Ruwen Ogien, Virginia Woolf, Henry James, Thomas Mann, Kafka, Ernst Weiss, Pierre Bayard, Muriel Cerf... jolis compagnons de nuits à venir. Dominique, quant à elle, est déjà dans l'organisation des jours à venir. Au programme, deux cafés-philo, l'un sur Spinoza, l'autre sur le thème du Courage, dans une maison de retraite. "J'aime rencontrer tous les âges."
Et puis aussi : 

"Je voulais avoir plusieurs vies." 

                                                                                                                                        Luc Tartar


mardi 26 février 2013

Une journée avec Bruno Allain


 Samedi 23 février 2013, 9h, gare de Lyon.

"Je t'attends" - "J'arrive"

C'est par cet échange de sms que débute cette Journée avec Bruno Allain. Bruno revient de Lyon, où il a vu la veille une représentation de Cuir l'une des pièces de Quand la viande parle (Editions Les impressions nouvelles). Je l'attends sur le quai, heureux de le retrouver et de le suivre dans cette journée marathon au cours de laquelle vont se côtoyer le théâtre, l'écriture, la lecture et les arts plastiques.

Je suis là. Voie D. Mes yeux passent rapidement d'un voyageur à l'autre. Où est-il ? J'ai hâte de vivre ces quelques heures dans son sillage. Quelle est son actualité, à quoi ressemblent ses journées ? Je ne vais pas tarder à le savoir, le voici qui s'approche, souriant, je brandis mon appareil, clic-clac, c'est dans la boîte.

Je suis crevé, me dit-il
Son oeil pleure - il fait froid
Son oeil rit

Alors, Bruno, tes impressions ?
Il comprend la question et enchaîne très vite sur son ressenti d'auteur-spectateur qui a assisté la veille à une de ses pièces au Croiseur, à Lyon : "Les comédiens sont jeunes. Ils ont compris qu'il faut y aller. Ça démarre et Schlack."
Et il accompagne le mot d'un geste de la main qui fend l'air devant lui.

Direction le cinquième arrondissement. Bruno doit récupérer sa voiture pour aller au Lycée horticole de Montreuil. Sur le trajet, il revient sur le spectacle de la veille et me parle avec chaleur de cette jeune équipe de comédiens emmenés par Céline Bertin, de la compagnie Organe Théâtre. Ils ont fait "irruption dans le bazar", à savoir qu'ils ont joué dans le hall du théâtre, à proximité immédiate des spectateurs, sans psychologie, "mettant les gens là où ils ne s'attendent pas à être".

A l'arrêt de bus, nous croisons une dame de noir vêtue, qui tient un livre dans ses bras, contre sa poitrine, tandis qu'elle téléphone. J'aperçois le titre du livre, Les monstres de Sénèque, de Florence Dupont. Analyse de la dramaturgie romaine, qui trône dans ma bibliothèque.

Nous montons dans le bus. Bruno poursuit : "C'était périlleux, il n'y avait pas de rapport scène-salle, mais cette attaque, cette expression immédiate de la pulsion, cette proximité avec les spectateurs... les gens ont adoré."

J'écoute attentivement, tout en surveillant cette femme au livre qui s'est assise derrière Bruno. Elle est au téléphone. Je l'entends dire "Faut pas pousser mémé dans les orties." De la tragédie antique à mémé, le raccourci me plaît...

En descendant du bus, j'interroge Bruno sur les raisons qui l'ont poussé à aller jusqu'à Lyon à la rencontre de cette compagnie. "Ils sont jeunes. Si je peux leur apporter un coup de main... Et puis j'y vais parce que ça m'intéresse." Et comme je réagis sur le travail que ça représente : "J'adore passer d'une chose à l'autre. Même quand je suis dans des périodes de créativité perso, j'aime passer d'une discipline à l'autre." Cette journée marathon en est un bon exemple !

Chez Bruno. Nous avons un quart d'heure devant nous avant de prendre la route de Montreuil. Il vide son sac, choisit des livres dans sa bibliothèque pour l'atelier de l'après-midi aux Ulis, avale un café, interroge rapidement son répondeur, ne comprend pas l'un des messages, se tourne vers moi : "Ça arrive souvent. Je suis en tête de liste, les gens marchent dans la rue, appuient involontairement sur une touche et sur mon répondeur ça fait Schifff schifff..." Nous rions. Bruno Allain aime les onomatopées. Auteur Schifff-Schlack, qui parle avec les mains, aime quand ça claque.


Dans l'ascenseur. "Ah, je suis dégueulasse !" dit-il en regardant ses mains.

"Sur la table de nuit, à Lyon, dans la collocation où j'ai passé la nuit, il y a avait Manque, de Sarah Kane. Je ne l'avais pas lue, cette pièce. J'ai lu dans un état second, en enchaînant les répliques, pour la musique des mots, sans chercher à comprendre. Ça fait du bien aussi."

Dans les sous-sols du parking. Quels sont les auteurs qui te font battre le coeur ?

Formulation un peu étrange, qui m'est venue comme ça. Bruno, ça lui va, il enchaîne et cite avec gourmandise Shakespeare, "c'est foisonnant, complexe", Gabily, Azama, Koltès dont la pensée obsessionnelle le séduit au point de faire de ce lancinement poétique un thème de travail de ses ateliers d'écriture. Il évoque son intérêt pour les structures en "cercles et en déplacements", cite Le boléro de Ravel puis revient sur la notion d'attaque avec cette merveilleuse réplique de Fak à Claire dans Quai Ouest, "Tu es venue jusqu'ici maintenant passe là-dedans". "Michel Vinaver dit que le théâtre est un combat", rappelle Bruno.

Au volant, tandis que nous roulons vers le Lycée d'horticulture de Montreuil, Bruno traduit sa passion pour les auteurs, pour l'écriture et pour la langue, par une phrase bien à lui : "Il y a des textes qui te... (claquement de doigts)". Je vois à peu près ce qu'il veut dire...


  "Dans La fleur à la bouche, de Pirandello, le personnage, persuadé de sa mort prochaine, regarde le monde autrement, avec avidité, émerveillement. Pour moi, c'est la condition sine qua non de l'écriture, l'émerveillement, la capacité à  s'empassionner du monde, à le regarder, le critiquer, le retourner comme un gant."
Tu te sens dans cet état là ?
"Moi ? Oui, plutôt. Plus j'avance, plus la critique qu'on pourrait faire du monde me paraît réductrice  par rapport à l'émerveillement. Michel Azama parle du désenchantement du monde. La dénonciation d'un certain nombre de choses dans le monde d'aujourd'hui est un passage obligé mais ce dont j'ai envie de débattre, c'est de la bataille de chacun d'entre nous pour essayer de changer le monde."

"Pour faire la révolution, il faut être émerveillé."

"Quand j'étais môme, j'étais goulu du monde. La nature, les animaux... Adolescent, ce furent Les autres. Pour travailler mon bac, j'étais au bistrot, je travaillais les Annales parmi les autres. Le bistrot est un lieu d'émerveillement absolu. J'y vais souvent pour écrire. Je suis avec le monde, pas isolé dans une bulle. J'entends ce qui se passe, ça me donne une impulsion nouvelle."

"Picasso disait 'Je ne cherche pas, je trouve.' Lorsque l'inspiration s'arrête, Picasso plonge dans la palette et jette sur la toile. Ensuite, ça redémarre. Je suis incapable de rester scotché devant mon ordi, j'ai besoin de me sortir de la cellule."


Porte ouverte au Lycée d'horticulture et du paysage de Montreuil. Bruno y anime des ateliers d'écriture depuis trois ans, auprès d'élèves en classes préparatoires. L'atelier s'intitule "Du paysage au visage". Il s'agit de mettre en mots la relation entre le paysage et celui qui l'habite.

Bruno instaure avec les élèves un rapport de confiance. Tout à l'heure, ils vont lire leurs textes en public, dans les serres du lycée. Tandis que Bruno répète avec une partie d'entre-eux - "Respire, prends ton temps..." - j'interroge les autres sur leur intérêt pour cet atelier. Qu'est-ce qu'ils en retiennent ? Qu'est-ce que ça leur apporte ? Pour Louise, "Ici c'est sans complexe, pas besoin de faire bien, juste besoin d'essayer." Pour Baptiste, "Travailler avec Bruno apporte une sensibilité, une vision différente de l'écriture, il nous donne des outils." Et comme en écho, j'entends Bruno qui conseille Manon et Solène : "Etre précis, concis, concret." Et cet autre conseil pour la lecture, très beau : "Il suffit de penser de s'adresser à la personne qui est le plus loin de toi."

Avec Baptiste et Philippe
Avec Louise
Avec Solène 

Et s'il fallait résumer l'atelier d'écriture en un mot ? "Stimulant" pour Philippe
"oser" pour Aurianne
"découverte" pour Yolène
"récréatif" pour Baptiste
"posé" pour Louise
"être soi-même" pour Chloé
 "voyage intérieur" pour Manon.




Lire en public, dans une serre, parmi les fleurs...




Midi. Sandwich rillettes-cornichons au "Régal de Vincennes"...
Qu'est-ce que tu écris en ce moment ? Bruno poursuit un travail d'écriture au long cours. Son texte Perdus dans l'immensité en est à sa troisième saison d'écriture. Bruno a pour objectif d'écrire à partir de chacun des cent articles du journal Le Monde daté du 1er février 2008. Projet ambitieux et dont il a terminé les deux premières "saisons" : "Tu trembles", et "Eblouissements". Ecrire une saga. Quel formidable élan de création en ces temps de zapping déprimant !

La dernière étape de cette journée se déroule aux Ulis. Bruno, à la demande de l'Espace Culturel Boris Vian, anime un atelier de dessin qu'il a intitulé "Visage inattendu". Il s'agit d'un travail sur le portrait, sur l'ombre et la lumière, sur la déstructuration de la vision académique du visage.

Elles sont cinq aujourd'hui. Cinq femmes qui se connaissent un peu, c'est leur quatrième séance. L'une d'elle se tourne vers moi : "C'est la première fois ?" Euh... oui. Bruno distribue le matériel, donne un dernier conseil "Faites abstraction de la ressemblance. Dessinez ce que vous voyez." et les choses sérieuses commencent. Bruno pose. Je prends des photos. L'atmosphère est sérieuse et concentrée, on ne peut pas en dire de même de moi, qui souris fébrilement lorsque je me mets à poser. N'empêche, je suis bluffé par les résultats et par ces coups de crayons joliment débridés.

"Prolongez les traits, lâchez le mouvement..."


Galvanisé par toute cette créativité, je saisis un crayon et tente moi aussi de crobarder comme dit Bruno. Nicole pose. Je dessine. Euh, bon, franchement, le résultat fut médiocre - pardon Nicole - mais on a bien rigolé (enfin, bon, surtout les autres...). La séance se termine par des portraits en couleur, exécutés de manière très rapide, en une dizaine de minutes, pas plus. Pas mal de réussites autour des tables et je trouve magnifique cette façon de rendre l'énergie d'un visage en quelques traits. 

Il neige sur le chemin du retour. La journée fut dense et nous sommes fatigués. Bruno revient sur le plaisir qu'il a à travailler avec des jeunes. "Ils sont dans la dynamique, pas dans le regret ou dans la comparaison car ils n'ont pas de référent. Leur référent, c'est ça, faire avec le monde."

Une dernière évocation des projets, une commande de la compagnie Pipasol sur l'esclavage moderne, une carte blanche à la Piscine de Chatenay-Malabry, et en tant que comédien, la création de la pièce Ste de Sabryna Pierre, dans une mise en scène de Marie-Christine Mazzola, et nous nous séparons sur un trottoir du cinquième arrondissement.

Ainsi se termine ma Journée avec Bruno Allain, auteur de terrain, auteur tout-terrain, goulu du monde et en capacité d'émerveillement permanent. Quel plaisir d'être dans le sillage, dans l'énergie, dans les mots de l'autre, de vivre dans ses pas. Une journée marathon, journée coup de vent. Shhhhhhhh...


 Luc Tartar

Pour en savoir plus : http://www.brunoallain.blogspot.fr/