vendredi 31 mai 2013

Une journée avec Laurent Contamin


Lundi 27 mai 2013

Il fait beau (pour une fois, en ce printemps pourri) lorsque j'arrive aux "Laboratoires d'Aubervilliers", lieu de répétition du Théâtre de la Commune, où m'attend Laurent Contamin. Je le surprends en pleine lecture, assis au soleil. Il se lève, m'accueille. Veste beige et besace orange et noire. L'élégance est décontractée.
Nous avons rendez-vous avec Sylvie Debrun, professeure au Conservatoire à Rayonnement Régional d'Aubervilliers-La Courneuve (CRR93) et avec ses élèves de troisième cycle théâtral. Mis en place en partenariat avec le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, ce cursus existe depuis trois ans et prépare au certificat d’études théâtrales et/ou au diplôme d’études théâtrales (DET). Outre des cours de théâtre, les élèves se voient proposer des cours de danse, de musique, d’improvisation musicale etc.

La classe de Sylvie Debrun a participé à un projet de découverte de textes contemporains, initié par l’association Postures (direction artistique, Pascale Grillandini) Les élèves ont lu trois manuscrits contemporains, en ont discuté en comité de lecture, puis ont sélectionné Devenir le ciel, de Laurent Contamin. La rencontre d’aujourd’hui va leur permettre de faire connaissance avec l’auteur, de lui poser des questions, en vue d’une prochaine lecture publique.


La rencontre a lieu dans le vaste hall d’entrée de cet espace de répétition, autour d’une longue table installée sous la verrière. L’architecture est intéressante et les rayons de soleil jouent avec les murs. « Attention, cette chaise n’est pas très solide », dit-on à Laurent, qui vient de s’installer. « Ça tombe bien, répond-il, c’est un texte sur la chute. »



L'une des élèves introduit le débat : « On a beaucoup discuté de votre pièce lors d'un week-end consacré à la découverte de ces trois pièces d'auteurs contemporains. On l’a choisie parce qu’elle nous a fait débattre. » Un autre enchaîne : « Il y avait au sein du texte des tas de références qu’on ne connaissait pas, notamment les références bibliques, on s’est dit, là, il y a quelque chose… » Et pour briser définitivement la glace et instaurer le dialogue, Laurent insiste : « Allez-y franco, je ne suis pas fragile. »


Banco ! « Pourquoi Mike Brant ? »

Laurent évoque alors brièvement la vie – et la mort – de Mike Brant, figure centrale de la pièce (même s'il n'est pas nommé) et la raison pour laquelle il a fait de son suicide l'axe même de l'écriture.

Extraits d'un dialogue Auteur – Lecteurs, particulièrement roboratif et vivifiant :

- La vie de Mike Brant a été singulière. Ses parents se sont rencontrés à la sortie d'un camp de concentration, il a été autiste jusqu'à six ans, puis il est devenu chanteur et a connu un formidable succès et tout cela s'est terminé par une défenestration, à 28 ans, en pleine gloire. On se dit : pourquoi ? Comment en est-il arrivé là, alors que tout lui réussissait dans la vie ? Ça donne au personnage une dimension tragique, en même temps que ça crée un hiatus dans sa destinée entre le côté « héros tragique » et le côté « chemise à jabot ». Il y a là un paradoxe qui m'intéresse. Mais la pièce ne se résume pas à Mike Brant. C'est une pièce qui pose la question d'un destin. C'est l'épopée d'un héros, une chanson de geste. 

- Il y a une richesse dans votre pièce. Le lecteur est sans cesse éveillé par des questionnements. C'est ça qui a fait pencher la balance en faveur de Devenir le ciel. On s'est dit : ce truc est hyper riche !

- Le début de l'écriture a été laborieux et puis je me suis dit : Mike Brant, c'est toi, laisse surgir. Et c'est sorti comme un disque dur qui se vide, dans le désordre. J'ai pris en compte le temps de la chute, j'ai alterné les passages au je, au tu, au il, la difficulté a été de garder cette construction éclatée tout en guidant un peu le lecteur-spectateur par des jalons biographiques. Ce texte peut être joué en monologue ou en le partageant entre plusieurs comédiens, c'est à chacun de faire son chemin. Moi, je laisse tous les grumeaux.

- Finalement votre écriture n'est pas figée. La mise en scène permet de la faire évoluer ou est-ce que le texte est vraiment la finalité ?

- C'est les deux, à la fois un objet littéraire et un matériau de jeu. J'y sème des petits cailloux. S'il y a trop de mystère, ça devient hermétique. En même temps j'aime la polysémie.

- Moi j'ai été gênée par tant de liberté d'interprétation. Je l'ai ressenti comme quelque chose de pas abouti dans la pièce.

- Claudel a écrit : « Il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance. » (Partage de Midi). Il faut s'affranchir des clés, mettez-y vos propres résonances. Ce qui m'a intéressé dans cette histoire c'est la relation entre l'idole et le prophète. J'aime la variété et en même temps je m'intéresse à l'histoire du peuple juif. J'ai fait des études bibliques, je m'interroge sur les raisons pour lesquelles les trois religions monothéistes, l'Islam, le Judaïsme et le Christianisme ont des difficultés à s'entendre alors qu'elles ont un père commun, Abraham. J'ai mélangé dans ce texte les trois religions, j'y ai mis des petits jeux de piste, il y a plusieurs lectures possibles.

- Moi j'aime chercher la liberté dans la contrainte. Faire confiance au texte, à l'auteur. Alors que si c'est trop ouvert... on peut se dire...

- Pour moi la liberté c'est ce qu'il y a de plus important. J'étais programmé pour être ingénieur, j'ai pris le pari de la liberté, devenir comédien, auteur. L'écriture de théâtre est une écriture en palimpseste, en permanence. En même temps, Devenir le ciel est mon texte le plus audacieux. Sa forme particulière est liée à la défenestration du héros : courir, prendre son élan, sauter...

Et l'échange continue, serré, autour du sens, de la forme, de la dramaturgie du texte. Laurent indique qu'une pièce est une invitation au voyage, que la parole théâtrale et littéraire est faite pour dérouter. A contrario, Sylvie note que les téléfilms d'aujourd'hui sont conçus de façon à ce que chacun comprenne tout le temps. Oui mais : Est-ce qu'on a besoin d'être dérouté pour être libre ? Insiste Laura. Est-ce qu'on ne peut pas trouver sa liberté dans un texte qu'on comprend ? Et Laurent de conclure : « Compréhension et déroute ne sont pas antinomiques. Quand on a les deux, on se dilate le cerveau ! »


Ici ma parenthèse, en forme de coming-out : Mike Brant, je l'aime ! C'est mon adolescence, mon Amérique à moi. Lorsque j'ai découvert Devenir le ciel, de Laurent Contamin, j'ai été bouleversé, remué, dérangé, en pâmoison à la Claudel (« Il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance »), séduit par un texte puissant, dont je n'ai pas tout compris moi non plus, mais qui m'a fait quelque chose, là, dans le ventre.

« Je ne suis pas convaincu » entend-on parfois dans la bouche de tel ou tel lecteur professionnel (éditeur, directeur de théâtre , metteur en scène...) au sujet de telle ou telle pièce. J'ai toujours trouvé cette fin de non-recevoir désespérante, tant il me semble que le théâtre n'a pas à nous convaincre, mais à nous remuer, à nous déranger, à nous déplacer. Devenir le ciel, moi, ça me déplace. Ça me fait vaciller, petite danse avec la mort, pas de trois – le héros, la mort et moi – j'ai l'impression que je vais basculer avec le héros par-dessus la rambarde, mais heureusement c'est une fiction, lui c'est lui, elle c'est elle et moi c'est moi, je sors de cette pièce éreinté, mais vivant. J'aime ce théâtre, qui me fait toucher du doigt le tragique de la vie. Fermons la parenthèse.


La rencontre se termine en bonne compagnie. Laurent cite ses auteurs de prédilection : Julien Gracq, Marguerite Yourcenar, Marcel Proust, Jean-Paul Dubois, Jean Rouaud, Tanguy Viel, Nathacha Appanah, en poésie Yves Bonnefoy et pour le théâtre, Tchekhov, Shakespeare, Racine, Claudel, Koltès. Et un petit tour chez les auteurs d'aujourd'hui, ou plutôt les auteures, puisque Laurent applaudit la mise en lumière des femmes : Sabine Revillet, Sophie Lannefranque, Pauline Sales, Michèle Laurence, Marie Dilasser...

Dans le métro qui nous emmène au Mémorial de la Shoah, où il doit retrouver une classe de CM1-CM2 avec laquelle il a récemment travaillé, Laurent évoque sa résidence dans la ville de Colombes, qui s'est déroulée sur plusieurs mois et qui vient de s'achever. « Je me suis donné. » dit-il. Et d'insister sur l'intérêt intellectuel et politique de ce travail de terrain à l'échelle d'une ville, qui l'a amené à créer des connexions entre les différentes structures et les différents quartiers de la ville. « Il y a une montée en puissance depuis ma résidence en Ile-de-France, j'utilise ce que j'ai appris, c'est un peu comme si je m'éclatais à travailler avec un orchestre symphonique, après avoir fait pendant longtemps de la musique de chambre. »

A Colombes, le programme a été chargé et les contacts, fructueux, ont donné lieu à de belles rencontres, notamment avec les animateurs du centre socioculturel ou avec Le Hublot et sa metteure en scène Véronique Widock.

Petite pause-déjeuner sur le pouce à la « Caféothèque de Paris. » Senteurs exquises, tables colorées et mur végétal. Je bois le café du jour : un « Burundi » présenté comme suit : « Belle attaque, très complexe, arôme de bananes et plantains frits. Fin de bouche en patate douce. » Tout un programme...

J'interroge Laurent sur ses metteurs en scène préférés. Il cite Serge Tranvouez, dont la mise en lecture de Hérodiade, avec les comédiens du Français, l'a particulièrement séduit, puis Catherine Marnas, Bruno Soulier et Eva Valejo, Stéphane Braunschweig, « mais ce serait le mariage de la carpe et du lapin, ajoute-t-il, mes textes sont trop hétéroclites pour lui, je n'ai pas de textes propres. Et puis je ne suis pas mondain, je ne sais pas y faire pour contacter les metteurs en scène, je fais plutôt confiance au hasard. Le hasard joue : Le collectif Mona a découvert Devenir le ciel grâce à Aux Nouvelles Ecritures Théâtrales... »

Le Mémorial de la Shoah, Paris

Au Mémorial de la Shoah, Laurent retrouve les élèves de Karine Taïeb et Catherine Laigle, de l'école Marcelin Berthelot de Colombes. Au cours de la résidence de Laurent, cette école a mis sur pied un projet commun à toutes les classes, la création d'une pièce de théâtre de A à Z, sur le thème du devoir de mémoire. Les élèves ont imaginé la vie à colombes entre 1939 et 1945 et écrit une pièce intitulée Exposé(s) ! Chargés de faire un exposé sur la seconde guerre mondiale, des enfants d'aujourd'hui rencontrent de vieux juifs qui leur racontent la guerre... « Travailler avec ces élèves, ça a été un régal » précise Laurent. Et en effet, on le sent heureux de les retrouver, tout comme ils sont fiers du travail fait avec lui : « Connaissez-vous Laurent Contamin ? Avez-vous déjà lu un de ses livres ? » demandent-ils à la romancière Yaël Hassan, avec qui ils ont rendez-vous aujourd'hui pour une discussion autour de son œuvre sur la Shoah. « Non, répond celle-ci, mais je vais m'empresser de le faire. ».

Et tandis que Laurent raccompagne les élèves à l'issue de la rencontre, et jusque dans le bus qui va les reconduire à Colombes, je me dis que la journée a fait le grand écart, qui a vu Laurent s'adresser aussi bien aux élèves de primaire qu'aux élèves de troisième cycle d'un Conservatoire Régional. Laurent Contamin est un auteur tout terrain qui porte sur le monde un regard tour à tour aiguisé et généreux. Amoureux de la liberté, tenté par la déroute, il écrit des pièces comme on sème des cailloux, pour que chacun s'y retrouve. 

Au Mémorial de la Shoah
 
Luc Tartar



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